DSI & IA : entre injonctions absurdes, angles morts stratégiques… et responsabilités partagées

Entre injonctions contradictoires, rêves d'innovation et réalités organisationnelles - comment les DSI naviguent dans les eaux troubles de l'intelligence artificielle.

Thomas soupire en fermant la porte de la salle de réunion. Une fois de plus, il quitte une rencontre avec le COMEX avec plus de questions que de réponses. "Déployez l'IA dans nos processus", ont-ils insisté, "nos concurrents le font déjà". Mais quand il a demandé quels problèmes métiers étaient prioritaires et quel budget serait alloué, les regards se sont détournés. "On compte sur toi pour nous présenter un plan", a conclu le CEO avec un sourire qui n'admettait aucune réplique.

Comme Thomas, de nombreux DSI se retrouvent aujourd'hui dans une position impossible face à la grande révolution de l'IA. Ni magiciens, ni prophètes, ils doivent pourtant transformer leurs organisations avec des moyens limités et des attentes disproportionnées. Entre les fantasmes technologiques des dirigeants et les résistances sourdes des équipes, ils marchent sur un fil sans filet.

Le grand théâtre des contradictions

"On m'a convoqué en réunion avec le comité de direction", raconte un data scientist travaillant dans une ETI française. "Ils m'ont dit qu'on allait investir massivement dans la data science et qu'on voulait vendre de l'IA à nos clients très vite. En réalité ? Aucun budget, aucun plan, juste du storytelling pour les investisseurs."

Cette anecdote illustre parfaitement le paradoxe auquel sont confrontés les DSI. On leur demande d'être à la fois :

  • Disruptifs mais sans prendre de risques

  • Rapides mais avec un ROI immédiat

  • Innovants mais en respectant des cadres de gouvernance rigides

  • Visionnaires mais sans droit à l'erreur

Un DSI d'un groupe industriel résume cette situation : "Mon métier est devenu celui d'un équilibriste. Si j'investis trop vite dans l'IA, je suis irresponsable. Si j'attends d'avoir tous les éléments pour décider, je suis un frein à l'innovation."

L'IA, ce nouvel eldorado aux contours flous

Le problème fondamental réside dans les attentes démesurées des directions générales, nourries par des articles sensationnalistes. Pour beaucoup de dirigeants, l'IA représente une solution magique, comme si déployer ChatGPT en entreprise allait automatiquement générer des millions d'euros d'économies ou de nouveaux revenus.

"Mon boss n'était qu'un commercial interne", confie un chef de projet digital. "Un jour, il est arrivé en disant : on va faire du deep learning pour nos clients. Aucun cadrage, juste une phrase jetée comme un slogan. Six mois plus tard, il s'étonnait qu'on n'ait pas encore révolutionné notre marché."

Dans ce contexte, les DSI se retrouvent sommés de "faire de l'IA" sans problématique business claire, sans priorisation, sans feuille de route cohérente. Ils doivent transformer l'entreprise mais sans bouleverser les habitudes, innover mais garantir une continuité de service irréprochable.

La solitude du coureur de fond

L'une des plus grandes difficultés réside dans la fragmentation des responsabilités. Si la DSI est chargée de déployer l'IA, ce déploiement impacte les RH (nouvelles compétences), les métiers (transformation des processus), le juridique (conformité réglementaire), la finance (investissements), et pourtant...

"Si ça marche, c'est la victoire de tous. Si ça échoue, c'est la faute de l'IT", résume amèrement une DSI du secteur bancaire.

Cette solitude s'aggrave face aux résistances internes. Même avec un feu vert officiel de la direction, les couches intermédiaires peuvent bloquer par inertie ou peur du changement. Des projets IA lancés en grande pompe se heurtent à des refus de partage de données, des équipes qui ne se libèrent pas pour les ateliers, des métiers qui ne s'engagent pas.

Pendant ce temps, certaines directions fonctionnelles court-circuitent la DSI en lançant leurs propres initiatives IA. Quand ces projets déraillent - problèmes d'intégration, questions de sécurité, absence de scalabilité - c'est à la DSI qu'on demande de reprendre le contrôle et d'assumer les conséquences.

Les arbitrages impossibles

Le nerf de la guerre reste le budget. L'IA entre en compétition directe avec d'autres priorités comme la cybersécurité, la modernisation des infrastructures ou les grands projets ERP. Face à l'impossible équation de devoir tout faire avec des ressources limitées, l'IA est souvent sacrifiée au profit d'investissements perçus comme plus urgents ou moins risqués.

"On me demande de révolutionner l'entreprise avec l'IA, mais quand vient le moment des arbitrages budgétaires, mes projets d'innovation passent toujours après la maintenance des systèmes existants", témoigne un DSI du secteur retail.

Lorsque, fatalement, aucun résultat significatif ne se matérialise, c'est encore la DSI qu'on accuse de manque d'ambition ou de vision. Le cercle vicieux s'auto-entretient.

L'autocritique nécessaire

Face à ce tableau, il serait tentant pour les DSI de se poser uniquement en victimes. Pourtant, une partie de la responsabilité leur incombe également. Trop souvent, ils abordent l'IA sous un angle exclusivement technologique, comme un projet d'infrastructure de plus.

Ils parlent de data lakes, d'architectures distribuées et de pipelines de données quand les dirigeants et les métiers attendent des réponses sur la création de valeur, l'expérience client ou l'efficacité opérationnelle. Ce décalage de langage creuse un fossé de compréhension qui transforme le DSI en expert isolé plutôt qu'en partenaire de transformation.

"Certains dirigeants pensent que l'IA, c'est magique. Comme s'il suffisait de claquer des doigts et tout serait automatisé...", s'insurge un responsable innovation. Mais si cette vision persiste, c'est aussi parce que les DSI n'ont pas toujours su vulgariser les enjeux ni cadrer les attentes.

Autre écueil : l'accumulation de preuves de concept (POC) sans vision d'ensemble. De nombreuses DSI ont multiplié les démonstrations spectaculaires - chatbots, analyses prédictives, reconnaissance d'images - sans construire de stratégie cohérente ni de cadre de décision pour industrialiser ces expérimentations. L'IA devient alors un gadget technologique, une succession d'effets "wahou" sans impact durable.

Sortir de l'impasse : le DSI comme architecte de sens

Pour dépasser ces contradictions, une refondation du rôle du DSI s'impose. Celui-ci ne peut plus être un simple exécutant technique ni un gestionnaire d'infrastructure. Il doit devenir :

  • Un facilitateur d'intelligence collective, capable de créer des ponts entre des mondes qui ne se parlent pas

  • Un traducteur entre les enjeux technologiques et stratégiques

  • Un architecte de transformation organisationnelle qui pense usages avant de penser outils

Cette mutation exige de revenir aux fondamentaux :

L'acculturation des dirigeants

La première mission du DSI moderne est pédagogique. Il doit démystifier l'IA auprès des décideurs, établir clairement ce qui relève du possible et de l'illusoire, et construire une vision partagée des transformations à mener.

Des objectifs business ancrés dans la stratégie

Aucun projet IA ne devrait démarrer sans répondre à une question simple : quel problème métier cherchons-nous à résoudre ? L'IA n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service d'une ambition stratégique clairement définie.

Des arbitrages assumés collectivement

La transformation par l'IA doit être portée au plus haut niveau, avec des sponsors identifiés qui s'engagent sur des ressources et des priorités. Le DSI ne peut être le seul garant du succès.

Une gouvernance alignée

La réussite passe par un alignement entre DSI, RH, métiers et COMEX. Des comités transverses doivent définir ensemble les critères de succès, les jalons et les responsabilités de chacun.

Une feuille de route réaliste et progressive

Loin des grands sauts dans l'inconnu, l'approche gagnante consiste à construire une trajectoire par étapes, avec des victoires rapides qui créent la confiance et financent les phases ultérieures.

La transformation, au-delà de la technologie

Michel, DSI d'un groupe industriel, raconte sa propre évolution : "J'ai arrêté de parler d'IA dans mes présentations au COMEX. Je parle de problèmes business et de solutions concrètes. L'IA n'est qu'un moyen parmi d'autres. Depuis, mes projets sont mieux compris, mieux financés, et surtout, nous avons enfin des résultats tangibles."

Cette approche représente l'avenir pour les DSI qui veulent réconcilier les attentes contradictoires dont ils font l'objet. En recentrant le débat sur la valeur plutôt que sur la technologie, ils peuvent transformer leur position inconfortable en opportunité de leadership.

L'IA n'est pas une solution miracle. Elle est un changement profond de posture, une question de gouvernance, et surtout une réinvention du rôle du DSI. À l'heure où les frontières entre technologie et stratégie s'estompent, les DSI ont l'occasion historique de passer du statut de prestataires techniques à celui d'architectes du futur de l'entreprise.

Encore faut-il que les organisations leur en donnent les moyens, et que les DSI eux-mêmes acceptent de sortir de leur zone de confort technique pour embrasser pleinement cette nouvelle mission : remettre la technologie au service du sens.

 

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